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Extrait...

Une terre au soleil

La cuisine retentissait des bruits du repas, le choc des verres et des couverts, les rires, les cris, les exclamations.

Georges, jovial, régnait sur tout son monde.

Juliette comptait le pain, qu'ils engloutissaient tous par morceaux énormes.

Sobec mangeait de l'appétit rude des gens qui ont fait leur journée et gagné leur pain à force bras. Simone picorait, et parfois levant les yeux, fixait tous ces visages : Georges, le charretier, la vachère et sans cesse son regard revenait à Sobec - l'homme qui pour elle avait risqué la mort - Georges, le charretier, la vachère, Sobec...

Le repas tirait à sa fin, la vachère baillait, la bouche ouverte, comme une plaie rouge sur sa face lunaire.

Les valets se levaient pour aller fumer une pipe ou une cigarette dehors, avant de rentrer dans leurs mansardes pour la nuit comme :

-J'vas fumer un coup, pis j'vas m'étendre...

Une chauve-souris gerça la nuit de son frissonnement sourd de velours que l'on déchire. Sobec, lentement, à pas pesants, fatigué, traversa la place du village vers le Café Ravaud. Il vint s'asseoir à la table du fond, derrière le billard et Yando Disnach vint l'y rejoindre.

Josette, la fille Ravaud, celle de qui l'on pinçait les seins, et qui en riait, leur apporta leur fillette de vin blanc. Ils fumaient tous deux en silence : Yando, une courte pipe culottée, Sobec, des cigarettes qu'il roulait soigneusement entre ses doigts, tirant de parcimonieuses pincées de tabac d'une blague en vessie de porc, usée par un long séjour dans sa poche et marquée, près de l'ouverture, par des trace de doigts. Les joueurs de billard marquaient chaque point d'exclamations colorées. Les cartes claquaient sur les tapis réclames de "Byrrh" ou de "Cinzano", les jetons changeaient de main, par paquets, avec de petits bruits secs.

Yando et Sobec sirotaient leur vin en silence.

Simone aidait Juliette à remettre la cuisine en ordre. Georges, sous la lampe, ayant chaussé son nez de lunettes à monture d'acier, lisait avec application "Le Chasseur Français". Le bruit que faisaient parfois les deux femmes, trouait le calme de la soirée. Bientôt elles s'assirent, face à face dans l'angle opposé à Georges, et dirent leur chapelet. Juliette avait un chapelet à gros grains d'ambre, avec une petite croix d'argent. Le dire procurait des faveurs spéciales, puisqu'il venait de Lourdes, et avait été trempé dans l'eau de la fontaine Sacrée ... Cette cérémonie était rituelle, chaque soir.

La prière en commun portant le bonheur sur la maison, au dernier Ave, jugeant chose accomplie, comme s'il les surveillait du coin de l'œil, Georges referma son journal et rangea ses lunettes.

Simone leur souhaita le bonsoir, embrassant son père, franchement, sur les deux joues. Georges lui rendit son bonsoir, d'un baiser bruyant sur le front, après s'être essuyé les moustaches d'un revers de main.

Juliette frotta sa joue contre celle de sa fille.

Simone monta à sa chambre. La pièce sentait la cire et l'ordre méticuleux. La main de Juliette se voyait encore partout : sur le couvre-pieds blanc crocheté, sur les napperons bien centrés, sur tout le bazar de piété dont le dessus de cheminée était encombré.

Seules les roses qui agonisaient dans le vase et les aquarelles accrochées aux murs marquaient la présence de Simone.

Elle avait une façon de peindre très scolaire, presque enfantine : un vase de tulipes sur une table, une vue de la maison du côté du jardin, mais fouillée, léchée, avec un luxe de détails inutiles et des naïvetés charmantes, les pétales d'une rose, les feuilles d'un fuchsia.

Au-dessus de la cheminée, trônait un portrait de Georges Cappet cravaté et dont les cheveux noirs étaient plaqués au cosmétique, dans le style du Douanier Rousseau.

Simone s'était déshabillée et, en chemise de nuit de finette, allongée sur le lit, les mains sous la tête, rêvait. Simone aimait ce moment où elle pouvait être seule, elle-même, où elle n'était plus obligée de se soumettre aux règles de la "bonne conduite" que lui imposait Juliette Cappet. Elle se leva, et alla jusqu'à la fenêtre. Elle resta un long moment ainsi, accoudée à la barre d'appui, sans voir, sans entendre, prenant le frais, s’imprégnant de la quiétude de la nuit.

Des souliers crissèrent sur le gravier dans la rue. Elle se recula précipi-tamment, comme prise sur le fait, et se mit à sa toilette. Elle entendit monter son père, puis un moment après, sa mère qui lui jeta en passant :

-Tu penses à ta prière, Simone ?

-Oui, maman...

-Bien, Monsieur le Curé a demandé que l'on prie pour le Pape ... Bonne nuit !

-Bonne nuit, maman !

Brusquement, Simone se jeta sur son lit, la tête au creux des bras, mordant l'oreiller, elle pleura. Elle pleurait des désirs inexprimés et vagues, des senteurs, des parfums, des caresses. Elle pleurait, et ses larmes aigres de jeune fille se mêlaient à sa salive. Elle sentait confusément qu'elle pourrait mener une autre vie, être une autre personne, accomplir une action utile, voyager, changer de peau, sortir d'elle-même. Ne plus être sous l'emprise de sa mère qui l'écrasait, qui l'étouffait. Elle étouffait de bonnes manières, de bien penser.

Tout son corps était secoué à chacun de ses sanglots. Ses larmes coulaient, chaudes sur son visage en feu, mouillant l'oreiller qu'elle froissait de sa main crispée. Cet oreiller, si blanc, si bien ordonné, sans parfum, sans moiteur : un sac de plumes, et uniquement un sac de plurales... Soudain, elle comprit, confusément encore, ce qu'elle attendait; elle reprochait à son oreiller de ne pas lui offrir le même confort que le corps d'un homme. Cette odeur qu'elle ignorait encore, mais qu'elle imaginait, qu'elle devinait....

Le Café Ravaud ferma, le carré de lumière blanche crue, de la porte d'entrée disparut brusquement.

Le village dormait, argenté sous la lune, tapi au creux de son vallon. La mare miroitait, blanchâtre. La tête de bœuf, de l'enseigne du boucher défiant de ses cornes dorées, le coq en zinc du clocher. Les trembles frissonnaient dans la fraîcheur. Un meuglement sourd, montait parfois d'une étable, et la plainte d'un chien hurlant à la lune, traversait la nuit.

Les villages, la nuit, sont calmes, presque purs. Toutes les petites haines, les jalousies, les amours licites et illicites, les péchés de la chair, ses douleurs aussi, l'avarice, les histoires d'argent, la crasse, les odeurs, les saveurs, tout dort.

Simone dormait.

La sérénade des chats commença...

Georges Cappet, les poings serrés, allongé sur le dos, ronflait en longs gargouillements, satisfait et fatigué.

Juliette Cappet dormait les lèvres pincées, le visage crispé d’une femme qui ne sait trouver l’apaisement, en constant jugement, sans rêves, même une fois endormie.

La nuit calme, la nuit noire, la nuit immense, infiniment.

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