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La dame de Darnaway

Elles venaient d’enfiler le cache-corset et le jupon et s’apprêtaient à enfiler la robe lorsqu’on frappa à la porte et que Monsieur le père entra dans la chambre de Mary, ce qui ne gêna cette dernière en rien, mais troubla Fanny comme chaque fois qu’il entrait alors que sa maîtresse n’était pas totalement habillée. Sans lever les yeux vers aucune d’entre elles, le duc prit siège dans le fauteuil près de la cheminée et se mit à lire une lettre qu’il avait reçue le matin même de sa sœur Irena.

 

Fanny, avant d’être trempée par la voiture, avait eu l’opportunité de lire rapidement la provenance de tout le courrier qui avait été envoyé à la maison et elle avait remarqué le détail saugrenu que non seulement mademoiselle Jane avait écrit, mais que Lady Irena avait elle aussi fait parvenir un pli d’une bonne épaisseur. Elle savait que le duc et sa sœur n’étaient pas en termes amicaux et que bien que la fille adoptive de celle-ci, Jane, et Mary se visitaient régulièrement, et que les deux femmes entretenaient une correspondance, Lady Irena, pour sa part, avait, aussi loin qu’elle se souvenait, gardé ses distances. Des histoires avaient couru pendant longtemps et faisaient surface à nouveau occasionnellement, de sales histoires que Fanny avait de la difficulté à ne pas valider lorsque Monsieur était assis dans la bergère pendant que sa fille s’habillait, mais jamais elle n’avait vu de geste concret venant de l’un ou de l’autre. Pour avoir vécu la situation actuelle maintes fois, elle savait qu’elle devait poursuivre la toilette de Madame comme si son père n’était pas entré et se répéter que sa maîtresse était couverte, après tout.

 

– …et elle poursuit en écrivant que Jane court à sa perte et ruinera le nom de la famille entière si personne n’intervient… qu’elle a fait tout ce qui était en son pouvoir… qu’elle a prié tous les saints du ciel… et que je dois reconnaître que si elle en est au point de communiquer avec moi pour un secours immédiat, c’est qu’elle a épuisé toutes ses options.

 

Alfred éclata d’un rire satisfait, se gratta la gorge et leva les yeux vers Mary qui était maintenant vêtue. Il se permettait d’entrer après que sa femme de chambre ait passé un moment qu’il jugeait suffisamment long avec elle, mais jamais il ne levait les yeux vers sa fille s’il n’était satisfait qu’elle était totalement décente. Il avait toujours agi ainsi, trop impatient pour attendre que les coquetteries féminines soient achevées et il savait que leurs réputations étaient déjà ruinées de toute façon, ceci n’ajouterait en rien à l’affaire. Il avait appliqué la même attitude envers sa femme et chacune de ses maîtresses et il ne voyait pas en quoi son comportement, alors que sa fille était complètement couverte – une femme envers qui il ne pourrait jamais éprouver un quelconque désir, de surcroît – pouvait gêner.

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– Vous avez eu des nouvelles de Jane cette semaine, Mary ?

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 – Oui père, ce matin. Sa lettre m’a fait bien rire, en fait. La situation est tendue entre elle et ma tante, je dois l’admettre. Mais que pouvons-nous y changer ?

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 – Que diriez-vous de retourner en Écosse ?     

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Mary se retourna vivement et considéra son père. Toujours élégant, le duc de Moray était un homme approchant la soixantaine, grisonnant, aux yeux foncés et à la mâchoire volontaire. Il avait fait tomber bien des demoiselles et des dames, même, avant son mariage à Alexandrina. Parfois, ses déplacements pour quelques semaines étaient précipités par des aventures qu’il poursuivait, mais cette fois était différente, elle le savait, et selon ses paroles, il pouvait être question de plus qu’un simple voyage. Elle devait s’assurer du sérieux de sa question avant de réagir impunément, mais elle constata que malgré son large sourire et le fait qu’il semblait être sur le point de révéler un coup de théâtre, il affichait une réelle détermination et cela ne lui plaisait guère. Elle pivota et reprit les soins qu’elle mettait à sa toilette avant la troublante question. Elle appliqua des crèmes sur son visage et sur ses mains avant d’enfiler les bracelets qu’elle et Fanny avaient sélectionnés un peu plus tôt. Elle pencha la tête pour que sa femme de chambre passe les longs colliers de fines perles et les place autour de son cou. Elle termina en replaçant quelques boucles de cheveux qui s’étaient échappées des épingles, exécutant chacune de ces manœuvres féminines tout en réfléchissant. Oui, elle voulait retourner en Écosse, et si son père le lui avait demandé quelques semaines plus tôt, elle aurait sauté de joie à l’idée de retrouver les vertes montagnes, la bruyère, le frais climat, l’air pur, la simplicité de la vie, l’isolement de tout et de tous. De tous… de Lev Rosenberg… Elle eut soudainement un vif pincement au cœur. Elle avait souvent suivi son père dans ses déplacements, surtout lorsqu’ils étaient pour de longues périodes ou en pays éloignés, et il avait toujours prétendu qu’il avait des raisons bien réfléchies pour lesquelles il les gardait éloignés de Darnaway. Elle ne l’avait jamais questionné, mais à le voir réagir à l’appel d’Irena aujourd’hui, elle avait la tête qui tournait et n’y comprenait plus rien.

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 – Vous ne répondez pas, Mary… Je vous aurais cru enthousiaste à l’idée de retrouver l’Écosse, de retrouver Jane.

Mary se tourna vers Fanny et lui demanda de les laisser, qu’elle terminerait seule. Fanny fit une rapide révérence et s’empressa de quitter la chambre, ravie de pouvoir quitter l’atmosphère tendue de la pièce. Elle jugeait que sa maîtresse était prête de toute façon, toute préparation additionnelle ne serait que coquetterie superflue.

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 – Je suis désolée que ma réaction ne soit pas selon vos attentes, père. C’est que je ne comprends pas ce qui nous précipite à tout laisser ici pour aller au secours d’une parente qui semble nous avoir boudés je ne saurais dire combien de temps, toute ma vie je croirais pouvoir affirmer.

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– Non, Mary. Irena est une femme sévère et très attachée à ses principes. Elle croit avoir été affrontée ou blessée et attend de moi ce que je ne peux lui offrir. Je ne peux vous en parler maintenant, Mary, mais sachez qu’elle ne nous a pas boudés toutes ces années, au contraire, et vous n’en seriez certainement pas la raison.

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Mary aurait espéré que son père lui expliquerait aujourd’hui ce qui lui pesait tant, mais à le voir tenter de garder contenance alors qu’il cherchait ses mots, pesant chacun d’eux pour s’assurer qu’il ne disait trop, qu’ils ne créaient plus d’effets que ce qu’il était prêt à assumer à ce point, elle réalisa que le secret devait être grand. Elle voulait savoir plus que jamais et se questionna si elle devait tenter de trouver ce que son passé avait de troublant à couvrir, ou si elle devait simplement ne pas remuer l’eau qui dort. Or, sa curiosité avait été piquée et elle ne croyait plus pouvoir revenir en arrière. La réponse se situait peut-être en Écosse et si elle tenait à voir la lumière dans cette énigme elle devrait sans doute se résoudre à se séparer de monsieur Rosenberg et étouffer son attachement grandissant pour l’artiste.

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Le perdrait-elle à jamais si elle partait maintenant ?

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